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Peu avant six heures du matin, le 15 mai 1886, alors qu'éclatent au jardin les chants d'oiseaux rinçant le ciel rose et que les jasmins sanctifient l'air de leur parfum, le bruit qui depuis deux jours ruine toute pensée dans la maison Dickinson, un bruit de respiration besogneuse, entravée et vaillante –comme d'une scie sur une planche récalcitrante – ce bruit cesse : Emily vient de tourner brutalement son visage vers l'invisible soleil qui, depuis deux ans, consume son âme comme un papier d'Arménie. La mort remplit d'un coup toute la chambre.
À cette époque les familles aisées ont coutume de concurrencer l'éternel en prenant une photographie de leurs morts. Il n'y aura pas de portrait ce jour-là, juste quelques paroles soulagées des intimes et leur étonnement devant la vive blancheur du visage d'Emily, semblable à la lumière qui sort à flots d'une fleur de lys.
La poésie est la fille infirme du ciel, la silencieuse défaite du monde et de sa science. Le docteur Bigelown ne délivrait ses ordonnances qu'après avoir entrevu sa patiente allongée sur son lit, habillée de blanc. Interdit d'entrer, il établissait son diagnostic en restant sur le seuil de la chambre. Emily avait cinquante-cinq ans. Personne dans la ville d'Amherst n'a vu son visage depuis un quart de siècle.